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Le Beatus de Saint-Sever

Conditions particulières de la réalisation de l’œuvre

Les caractéristiques exceptionnelles de ce manuscrits s’expliquent par les conditions également exceptionnelles de sa réalisation, et en particulier par la personnalité de son principal destinataire et par les caractéristiques du milieu politique, culturel et spirituel de l’abbaye de Saint-Sever.

Grégoire de Montaner

Membre d’une noble famille bigourdane, devenu moine de Cluny, mais appelé à la tête de l’abbaye par le duc de Gascogne Sanche Guillaume, Grégoire a, au cours des 44 années de son abbatiat (de 1028 à 1072), donné à l’abbaye une puissance et un éclat uniques à cette époque dans la Gascogne et l’Aquitaine.

Grâce à la libéralité des ducs et de plusieurs grands de Gascogne, mais aussi à une habile politique d’acquisitions, le temporel de l’abbaye s’est considérablement accru durant cette période, d’au-delà de la Garonne et de Bordeaux, jusqu’aux portes du Béarn, et même au-delà des Pyrénées, en Navarre. Dans ces possessions, la création de prieurés ou de points d’appui a assuré le contrôle efficace d’axes de circulation - non seulement deux grandes routes vers Compostelle, celle de Vézelay qui passait par Saint-Sever, et celle du littoral, par Soulac et Mimizan, mais également celui de routes secondaires longeant le cours de l’Adour et de la Midouze avec leurs affluents.

Le prestige ainsi acquis par l’abbaye a bien sûr rejailli sur Grégoire lui-même, dont le pouvoir s’étendit rapidement sur l’abbaye de Sorde, qu’il gouverna de 1062 à sa mort, mais aussi sur le diocèse de Lescar dont il fut évêque de 1059 à 1070, sur celui de Dax, de 1063 à 1068, et même, semble-t-il, pour un temps très court sur celui de Lectoure.

Dans cette perspective, le manuscrit somptueux de Stephanus Garsia apparaît comme un « objet de luxe » destiné à magnifier la gloire de l’abbaye et particulièrement celle de son abbé Grégoire.

Le contexte politique, spirituel et liturgique


Rois et guerriers vaincus par l’Agneau (Ap. 17, 14-18, fol. 193).

     Pour déterminant qu’ait été son rôle, la volonté de Grégoire ne suffit pourtant pas à expliquer entièrement l’existence et les particularités du manuscrit. Pour rendre compte de certaines caractéristiques de l’œuvre, Yolante Załuska a émis l’hypothèse « qu’en fondant l’abbaye de Saint-Sever, le duc de Gascogne ait donné un Beatus mozarabe […] au monastère nouvellement établi, comme cadeau de fondation. Ce manuscrit serait resté dans l’abbaye pendant plusieurs décennies. Un jour, Grégoire de Montaner aurait pu décider de le faire moderniser et adapter au goût de son époque »
À l’appui d’une telle hypothèse, on peut avancer plusieurs observations : 1. Les liens avec l’Espagne de la dynastie comtale de Gascogne, et en particulier du fondateur de Saint-Sever, Guillaume Sanche, dont l’épouse Urraca était la sœur du roi de Navarre Sanche le Grand. 2.

L’importance du site de Saint-Sever pour la dynastie, qui semble y avoir fait d’une ancienne construction antique aménagée - le Palestrion figuré sur la Mappemonde - sa résidence principale. 3. La faveur exceptionnelle manifestée de nombreuses manières par les ducs pour l’abbaye.

D’autres observations éclairent d’un jour très particulier le milieu spirituel et liturgique de l’abbaye : 1. En 1065, sous l’abbatiat de Grégoire, s’est tenue à Saint-Sever une réunion d’évêques et d’abbés, au cours de laquelle on a lu solennellement la Règle de Saint Benoît et où l’on a décidé de la transcrire à la suite du Martyrologe de l’abbaye : ne faut-il pas voir dans un tel événement l’intronisation de cette Règle, en remplacement d’une plus ancienne, d’origine orientale, comme en ont connu les monastères espagnols jusqu’en plein xie siècle ? 2. Dans le même sens, le vocable originel de l’abbaye - le Saint Sauveur, plus tard remplacé par Saint-Sever - qui est identique à celui de San Salvador de Leyre, la célèbre abbaye navarraise, panthéon de la famille royale dont était issue Urraca, ne permet-il pas d’envisager l’existence de liens étroits entre les deux abbayes, et peut-être une origine navarraise des premiers moines installés à Saint-Sever ? 3. S’il a été ainsi, il paraît vraisemblable que la nouvelle communauté ait pu conserver la liturgie pratiquée en Espagne jusqu’à l’adoption forcée de la liturgie romaine au cours du xie siècle, l’ancienne liturgie hispanique, dite mozarabe, dans laquelle la lecture de l’Apocalypse avait l’importance que l’on sait.

À la lumière de toutes ces observations, on conçoit aisément à la fois la possibilité de la présence dans l’abbaye d’un Beatus ancien, la vénération dont il pouvait être l’objet, et la volonté de moderniser un texte en écriture wisigothique, donc sans doute difficile à déchiffrer à Saint-Sever au milieu du xie siècle, en réalisant un manuscrit précieux, à la gloire certes de l’Apocalypse, mais également de l’abbaye et de son illustre abbé.

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