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Les personnalités contrastées du Liber rubeus
 

Comme pour tous les documents, il ne faut pas attendre du Liber rubeus ce qu’il ne peut pas donner. Mais ces limites sont ici tout particulièrement frustrantes du fait de la nature de l’ouvrage – un cartulaire destiné surtout à regrouper des titres d’origine de propriété ou des règles de fonctionnement –, et celle de l’institution concernée – la cathédrale, son évêque et son clergé.

Fort heureusement, les historiens de cette période sont habitués à scruter les rares pièces dont ils disposent pour relever le moindre renseignement annexe, l’indice le plus ténu, et ils savent même souvent " lire entre les lignes "…Or cet examen s’avère particulièrement fructueux dans le cas présent. Parmi les très nombreuses indications ainsi recueillies, on compte en tout premier lieu plus de 600 noms de personnes, accompagnés pour beaucoup de renseignements certes très brefs et fragmentaires, mais souvent fort suggestifs.

Des évêques et des moines
     On ne sera pas surpris que cette liste comprenne en particulier de nombreux hommes d’église, et tout d’abord des évêques. Et d’emblée, on perçoit la liberté, sinon la désinvolture, – et parfois sans doute la partialité – avec lesquelles le chanoine rédacteur du cartulaire a exprimé ses opinions personnelles sur certains personnages même éminents.

    On lit ainsi que le grand abbé de Saint-Sever, Grégoire de Montaner, devenu également abbé de Sorde, évêque de Lescar et de Dax, « avait aussi bien d’autres honneurs ; et plus il avait d’honneurs, moins il se consacrait à chacun ». Après Grégoire, Bernard de Mugron était « un homme d’une discrétion admirable, mais faible et timoré dans la défense de ses droits » : il aurait perdu d’importants territoires de son diocèse sans les actions énergiques de son archidiacre Arnaud Raymond, un personnage de haute origine, mais bien contestable : comme il s’opposait violemment au vicomte Navarre, ce dernier s’empara de lui et réclama une rançon, mais il fut assassiné, et Arnaud Raymond, responsable du meurtre, fut décapité. Le seul évêque qui méritera des éloges est Guilhem de Heugas.

Dax – Saint-Vincent-de-Xaintes. épitaphe de l’évêque Macaire (1060-1063).
 Cliché Vincent Minard. © Musée de Borda

 

L’action " sociale " de l’évêque Guilhem de Heugas (1117-1147)

« Qu’il soit connu de tous ceux à qui sera parvenu cet acte que Monseigneur Guilhem de Heugas, évêque de l’église de Dax, désireux de combler de ses bienfaits cette église, sa mère et son épouse, et d’obtenir de l'honneur dans sa patrie, a acheté une terre, dite La Hite de Heugas, à son cousin, Bernard de Heugas, pour la somme de 240 sous de poitevins, en convenant avec lui que l'église de Dax lui accorderait ainsi qu'à son épouse la sépulture dans le cloître. Bernard a confirmé à l'évêque et à son église de sa propre main et de celle d’Arnaud de Heugas, son cousin, frère de l’évêque, la propriété perpétuelle de cette terre.
     Beaucoup ont vu cette donation, plus nombreux ceux qui en ont eu connaissance, personne ne s’en est plaint, personne ne l’a contestée. Après quoi, l’évêque a dépensé beaucoup pour défricher cette " hite ", la mettre en culture et y faire beaucoup de plantations, y édifier de nombreuses maisons, des pressoirs, des moulins, et même une " chapelle ", pour réunir de nombreux récipients, rassembler beaucoup de bétail, et la domesticité nécessaire à ces activités. Longtemps après, il plut au dit pontife d'aller visiter l’église de Rome. Mais à son retour, alors qu’il se trouvait près de la ville appelée Acquapendente, étant tombé malade par la volonté de Dieu, il se soumit à la nature le 14 des calendes d’août.

 

     En revanche, le légat du pape, Amat, évêque d’Oloron et plus tard archevêque de Bordeaux, n’est pas épargné : « c'était un homme de très grande ruse et habileté, qui fut légat de toute la Gascogne ; et parce qu’il était légat de toute la Gascogne et d’autres provinces, il pouvait facilement étouffer n’importe quel évêque de son ressort. » « Capable d’écarter un homme bon et simple du droit chemin », il pouvait, à une vraie plainte, en opposer « une autre inventée et fausse »… Quant à son complice dans ces entreprises, Héraclius, l’auteur préfère à son titre d’" archidiacre " celui d’" archidiable "…
     Sil ne porte pas de critiques explicites contre les religieux – moines noirs ou blancs (bénédictins ou cisterciens), Ordres militaires ou hospitaliers –, le rédacteur du Livre rouge laisse entrevoir les conflits qui ont pu s’élever avec eux, en recopiant des bulles pontificales qui les menacent de graves sanctions s’ils ne mettent fin aux abus dont ils se rendent coupables en levant, moyennant finance, les sentences portées contre certains laïcs par les évêques.


Hastingues – Abbaye d’Arthous. Modillon du chevet. Clercs en procession (fin du xiie siècle)

 

Les laïques

L’image donnée des laïques n’est pas beaucoup plus favorable : au cours de la seconde moitié du xie siècle, Garsie-Marre, l’un des petits-fils du vicomte Arnaud-Fort, tue en duel judiciaire son cousin germain Arnaud-Bernard, mais il est à son tour tué par son autre cousin, le vicomte Navarre Ier. Comme dans le Haut Moyen Âge, pour tous ces crimes, on se contente d’infliger une peine financière : Garsie-Mare participera à l’achèvement de la construction de la cathédrale Sainte-Marie et à l’entretien des chanoines, en renonçant à la moitié des revenus de l’église Saint-Vincent de Salies-de-Béarn et à tout ce qu’il percevait annuellement de la dîme et de la coutume. Son meurtrier et sa sœur Navarra donneront à la cathédrale l’importante villa de Bagnoles, aux portes de Dax.

D’autres exactions, d’autres meurtres sont évoqués tout au long du cartulaire. Ils dessinent le monde de violence dont ce siècle tente à grand peine de se dégager. L’église va exercer dans ce domaine une action déterminante, par une institution nouvelle, la " Paix de Dieu ", et par l’encouragement à rechercher le pardon et donc le salut, par le moyen d’une entrée dans la familiarité des hommes ou des lieux sacrés : c’est ainsi que s’explique sans doute la démarche de nombreux personnages – des hommes surtout, mais aussi quelques femmes – qui sollicitent la protection spirituelle du chapitre en devenant convers, et plus tard en " se faisant chanoines ". Le contenu d’une telle démarche est difficile à interpréter exactement, car il peut avoir été divers : s’il semble toujours avoir inclus des gestes de générosité à l’égard du chapitre, il n’est pas rare que ce dernier ajoute en retour aux bienfaits spirituels divers avantages matériels.

Un personnage se détache pourtant de ce groupe : le vicomte Pierre Ier de Dax est dit " prince de la paix ", en raison sans doute de son rôle dans la propagation de ce mouvement ; mais il est ensuite présenté comme « doté des meilleurs dispositions naturelles, d'un très grand zèle dans sa conduite et son courage, d'une foi droite et très chrétien ».

À côté des grands, le Livre rouge mentionne de nombreux roturiers, bourgeois de Dax qui dispensent des dons à l’église, ou paysans de condition diverse : certains sont donnés avec la terre qu’ils cultivent et qui serait sans eux dépourvue de toute valeur, d’autres sollicitent le droit de construire une maison, une dépendance, ou font don d’un verger, de quelques pommiers, d’une mesure de grain ou de cidre…
 

      Les femmes occupent elles aussi une place non négligeable, mais elles sont dans l’ensemble mieux traitées : vicomtesses co-donataires avec leur mari, ou disposant seules de leurs biens, telle Franche d’Œyreluy, ou Garciette de Maremne, qui se fait converse de Sainte-Marie. Fait exception Guiraude, qui reçut la vicomté de Dax après la disparition de son frère, dont elle annula le testament et en particulier la donation à l’église de Dax de la villa de la Torte. À côté de ces femmes fortes, la figure d’une certaine Guasenat apparaît comme le fragile enjeu de conflits compliqués entre des pouvoirs qui la dépassent.


Saint-Paul-lès-Dax. Saintes femmes au tombeau du Christ (xiie siècle)

 

 

Heurs et malheurs de la petite Guasenat

Au terme d’un conflit qui l’avait opposé à son clerc et serviteur, l’archidiacre Arnaud Raymond avait donné une terre « féodalement et à cens, en perpétuelle possession, à Galtérion et à son épouse Breskide, sous réserve qu'ils fassent toujours le service dû à Sainte-Marie. Galtérion a construit là une maison et il a eu de sa femme une fille, Guasenat, à qui il a légué ladite terre et la maison, et la mère a fait de même. Ils ont placé cette fille encore toute jeune sous la tutelle de Sainte-Marie, avec cette terre.

Mais quand Raymond [de Sentes] est devenu évêque [en 1098], par affection pour une sienne nièce que Boniface de Condom avait épousée, il a donné la dite terre à cens à Boniface, jusqu’à ce que la susdite Guasenat soit en âge de prendre époux.
Mais quand celle-ci a atteint l'âge adulte, Boniface a voulu garder la

 

susdite terre pour ainsi dire de force.
    Et pourtant, il avait d’abord désigné Garsie Arnaud de Dax comme garant qu’il ne la garderait pas au-delà du terme fixé. C'est pourquoi l’archidiacre de Sainte-Marie Guilhem Garsie est intervenu et, prenant la jeune fille, il l’a donnée à un homme du nom de Tuald.

Et parce qu’il n’a pas pu rendre aussitôt la terre à Guasenat, il lui a donné une maison de pierre qui avait servi de cuisine pour le chapitre de Sainte-Marie, le chapitre consentant à ce qu’elle la garde jusqu’à ce que sa propre terre lui soit restituée. Enfin, Tuald et son épouse lui demandant de manière pressante de pouvoir récupérer leur propre terre, Boniface a reconnu qu’il leur faisait du tort : aussi, en échange de la terre qu’eux-mêmes possédaient et de 40 sous de Poitiers, il leur en a fait restitution, en son nom et pour tous les siens. Il a confirmé cette restitution à perpétuité pour lui et pour tous les siens ».

 

On aimerait en savoir davantage sur ces divers personnages, mais voilà qu’à peine sorti de l’oubli, leur visage retombe à tout jamais dans la nuit de l’histoire.

 

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